La vieille dame regardait les photos
jaunies et les actes d'état civil de tous les occupants de la résidence où elle
allait bientôt aménager. Il n'était pas question pour elle de prendre
possession de son logement, sans savoir avec qui elle allait passer toutes ses
journées et ses nuits. Elle était méfiante de nature, et
curieuse de connaître l'histoire de ses futurs locataires et voisins. Ces
résidents l'intriguaient au plus haut point, elle voulait tout savoir d'eux
avant son installation dans les locaux.
Elle avait hérité de la bâtisse
depuis de nombreuses années, et par la force des choses avait dû entreprendre
des travaux urgents, et la rénovation des lieux déjà occupés. Il fallait que
tout soit fin prêt pour son imminente installation. Elle avait pensé à tout, à
l'enduit de la façade, à l'étanchéité du toit, à la solidité des planchers, et à
l'inscription des noms des locataires dans l'entrée de l’immeuble.
Au premier étage M. Philippe avoué et
sa femme, au deuxième Mme et Maître Jules avocat, au troisième Mme Adolphe et
son mari gendarme, au quatrième M. et Mme Alexandre rentiers, rien que du beau
monde. La vieille dame retraitée et
propriétaire, s'était réservée le cinquième étage. Assise dans son lit, les
photos et les actes dans les mains, elle connaissait maintenant tous les
occupants de la maison, ses futurs voisins.
Âgée de soixante-dix ans, frêle et
en très mauvaise santé, elle avait pris en main son installation, et avait
suivi personnellement toutes les étapes de la rénovation. De la semelle du
monument, au radier du fond en passant par le dallage de recouvrement tout
avait été pensé. Du sol au plafond elle avait tout supervisé, jusqu'à la
commande de fleurs des jardinières d’extérieur.
D'un doigt elle attrapa le pied à
roulettes du support de sa perfusion, qu'elle dirigea vers le bord de son lit.
D'un geste rapide et nerveux, elle arracha le cathéter de la veine bleuie de
son bras, et un filet de sang coagula à la pliure du coude. Du petit tuyau
transparent de la tige à sérum déposé à même le drap, s’écoulèrent les dernières
gouttes de vie, qui la reliaient encore au monde des vivants. Puis elle
s’endormit paisiblement, le sourire aux lèvres pour son dernier voyage.
Trois jours plus tard, le jour de
l'enterrement, elle fit une entrée triomphale dans le hall de l'entrée de sa
dernière demeure, et salua chacun de ses aïeuls. Messieurs et Mesdames
Philippe, Jules, Adolphe et Alexandre, lui firent un accueil des plus
chaleureux. Ils lui manifestèrent leur contentement d'avoir à nouveau un toit
étanche sur la tête. Finies les fuites d'eau qui ruisselaient le long de leurs
cercueils et qui leur glaçaient les os. Ils n'étaient plus des anonymes, leurs
noms effacés et oubliés, scintillaient à nouveau en lettres d'or au soleil, sur
la stèle de la pierre tombale.
Le contrat obsèques signé par la
vieille dame, incluait l’entretien et le fleurissement du caveau pour un
siècle. Ils pouvaient tous reposer en paix, elle avait tout prévu, l’exhumation
était différée de cent ans et leur sérénité retrouvée. Ils incarnaient cette
vieille génération catholique, pour qui l’incinération était considérée, encore
comme blasphème et condamnée par l'église. Ce n'est pas encore pour cette ère qu'ils
finiraient incinérés dans l’oubli et l'indifférence totale, dans l'ossuaire
lugubre du cimetière.
Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.
http://www.edilivre.com/contes-de-l-obscur-209f089a77.html#.U3G3mMuKCUl
et dans la revue N°50 2000 REGARDS
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