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jeudi 28 juillet 2016


Le décès de Marguerite


    
                      
   En revenant du vieux cimetière après les funérailles de Marguerite, Alice était perdue.
Son chagrin était immense, tout comme l’amour porté à sa nourrice de son vivant.
Jusqu’à sa mort, Marguerite, servante dévouée, avait vécu dans la maison de ses maîtres avec Alice, leur fille.
Après son veuvage, elle avait pris son service le jour de leur mariage, l’année 1914. Veuve de guerre sans enfant, jamais remariée, elle avait élevé la petite comme sa fille à la disparition de sa maîtresse en couches en 1915.


Marguerite disparue, Alice était bien seule dans cette grande et austère bâtisse. L’ancienne demeure

était composée d’une partie d’habitation à un étage entièrement recouverte d’une vigne vierge, suivie

d’une aile plus indépendante, servant pour les consultations de son père, ancien médecin du village.

Du cabinet, demeuré tel quel après la mort du praticien, on accédait à la partie privée par une porte
dérobée.
Depuis, sur la porte d’entrée, un panneau malmené par le vent :« Fermé pour cause de décès »
 signalait la disparition du docteur. Marguerite avait occupé toutes les fonctions de maîtresse de maison, d’intendante à gouvernante. Elle avait fait l’éducation religieuse d’Alice, celle-ci depuis sa plus tendre enfance voulait se consacrer à Dieu. La perte de son père, les aléas et les vicissitudes de l’existence avaient précipité son désir d’entrer au couvent.
Il incombait à Alice la charge des formalités du décès de Marguerite, elle devait faire face à ses peurs, ses angoisses et se faire violence pour pousser la porte du cabinet. Elle rassembla son courage, se dirigea vers la porte dérobée pour accéder à l’officine de son père.
Jamais Alice n’y avait pénétré ni franchi le seuil, elle était née dans ce lieu, sa mère y était morte. Derrière la porte, rien n’avait changé. Pas de trace de poussière, sur le bureau deux photos, l’une d’elle bébé et l’autre jeune fille.
Elle s’assit dans le fauteuil de son père, son cœur se serra à la pensée de sa mère disparue. Ses yeux se posèrent sur une feuille de papier jauni dépassant au bas de la boiserie de chêne. Intriguée, elle se leva et s’en saisit. Un morceau de papier resta dans sa main, elle y reconnut l’écriture de son père. L’autre partie toujours coincée dans la jointure du panneau de bois, attisa sa curiosité, mais impossible de l’en extraire.
À tâtons ses mains agiles se mirent à sonder toute la surface de la vieille boiserie vermoulue. Très
intriguée par la forme d’une aspérité, avec fermeté, elle appuya dessus. Un clic se fit entendre,
avec un grincement, comme par magie une porte s’ouvrit. Elle donnait dans une petite pièce exiguë sans fenêtre, les murs étaient surchargés de rayonnages, sur lesquels dormaient des dossiers poussiéreux.
Sur l’étagère, devant ses yeux, elle aperçut une ancienne boîte à couture. Son ventre gargouilla, lui rappelant qu’elle n’avait rien mangé depuis la veille.

Alice sortit avec la boîte, repoussa la porte, passa par la cuisine et prit un morceau de pain dur avec un reste de fromage. Elle regagna sa chambre, mangea dans son lit et ouvrit la boîte. Le rosaire en argent de sa mère et deux petits bracelets de naissance en tombèrent. Un rose et un bleu, tissés dans un joli coton, sans chiffre et pas encore terminés.
Le sommeil la prit sans qu’elle s’en rende compte avec le chapelet au creux de sa main. Des cauchemars la suivant depuis l’enfance la réveillèrent brusquement. En pleurs, le ventre en feu, elle s’assit sur son lit. Elle caressa la cicatrice de son ventre comme le faisait Marguerite quand elle était petite pour la calmer de ses angoisses nocturnes.
Enfant, elle demandait toujours de lui raconter l’histoire de sa naissance, de sa cicatrice. Sa nounou savait que si elle ne s’exécutait pas sur-le-champ, Alice pleurerait jusqu’au matin. Alors, elle commençait son récit.
La nuit de sa naissance, sa mère fut réveillée par d’atroces douleurs et perdit très vite connaissance.
Son père l’installa dans son cabinet, mais sa mort fut rapide et brutale.
Il dut faire une césarienne en catastrophe pour sauver son enfant. Mais son chagrin immense avait fait trembler sa main, une incision trop profonde avait blessé le ventre de l’enfant.
Alors, Alice s’endormait, reconnaissante envers cette paire de mains l’ayant sortie du ventre de sa
mère et pleine d’admiration pour ce père qui l’avait mise au monde. Mais maintenant, Marguerite n’étant plus là, elle avait du mal à se calmer.
Il lui sembla entendre de petits cris comme des sanglots mais elle se ravisa, en pensant que c’était le vent. Elle regarda le bracelet de naissance rose et fut très intriguée par le deuxième bleu et se rendormit.
De bon matin, elle s’habilla, se rendit dans le cabinet de son père pour commencer les formalités.
Elle ouvrit la porte de la pièce cachée, regarda attentivement, vit son prénom sur un dossier, son
cœur battait fort, un doute la saisit, ses mains tremblaient. Son père avait écrit à l’encre rouge, le
compte rendu secret de sa naissance.
Il avait tenté en vain de ranimer son épouse. Sa femme morte, les enfants, toujours prisonniers dans
ce corps immobile, donnaient encore des signes de vie. Le ventre était soulevé par les petits coups de pied des bébés, puis plus rien. En catastrophe, il avait dû inciser l’utérus pour sortir les nourrissons.
Mais l’horreur le saisit. Prostrés l’un contre l’autre, deux petits corps s’enlaçaient. Des enfants
siamois, soudés par le ventre, face à face ! Aux cris d’effroi et de douleur du père, suivirent les pleurs de Marguerite.
Un garçon défiguré, difforme et une fille, collés l’un sur l’autre, le regardaient.
 Il sortit les nouveau-nés liés ensemble pour la vie et choisi de sauver la petite, il sacrifia son fils, la seule chose à faire pour lui. Par chance les jumeaux étaient reliés par le derme de leur abdomen. Après les avoir séparés avec succès, il recousit Alice et la confia à Marguerite. Il laissa son fils le ventre ouvert se vider de son sang en espérant que sa mort serait rapide et quitta la pièce puis la maison, en hurlant comme un dément, et disparut dans la nuit noire.
Marguerite finit le bandage de la petite fille, la coucha dans son berceau. Dans un état second, elle même cousit le ventre du petit garçon d’où le sang s’échappait. Elle finit le bandage, le posa dans le
couffin, bien collé auprès d’Alice afin qu’il ne soit pas seul, quand la mort le prendrait pour le délivrer de ce corps monstrueux.
Au matin les pompes funèbres apportèrent un beau cercueil de chêne clair, capitonné
de dentelle blanche, commandé en urgence.
Marguerite fit la toilette mortuaire de sa maîtresse, mit sa plus belle robe, ses belles chaussures
noires vernies et emmaillota le garçon dans un beau linge blanc. Elle déposa délicatement le bambin
défunt dans les bras de sa mère morte. Elle vissa elle même le couvercle du cercueil pour que personne pendant la veillée funèbre ne puisse voir leurs deux corps enlacés. Ici s’arrêtait le récit de son père.
Alice sous le choc comprit alors, que dans ses songes, elle cherchait constamment son jumeau. Il lui
sembla alors encore entendre ces plaintes, ce souffle de vent qui venait des combles de la chambre de
bonne. Elle pensa à une fenêtre mal fermée et monta jusqu’au petit logement.
Les bruits s’étaient tus. Elle pénétra dans l’appartement, remarqua la même boiserie qu’à l’étage
au-dessus et chercha le même mécanisme de la porte secrète. Elle l’actionna et sentit comme un souffle d’air dans ses cheveux, lorsque la porte s’ouvrit.
Alice vit une chose allongée sur un lit, recroquevillée sur elle-même. Elle comprit en un éclair. Le récit de son père n’était qu’affabulation. Ce qu’il avait cru toute sa vie n’était que mensonge. Le
secret de Marguerite. Cette chose, ce visage défiguré, ce corps difforme, cette monstruosité, c’était son frère, son jumeau.
 Le regard d’Alice se posa sur la commode, vit une photo jaunie de deux bébés, cachée sous un voile, avec une date, 8 décembre 1915, la naissance d’Alice. Ce n’était pas un enfant que Marguerite avait élevé dans cette maison, mais deux.
Dès lors, Alice pressentit la vérité, celle dissimulée par Marguerite.
Elle revit la scène, Marguerite devant le berceau regardant cet enfant toujours vivant défiant la mort,
alors que son père le condamnait. Au matin, avant le retour du docteur et la livraison du cercueil,
Marguerite avait monté l’enfant, encore vivant sous les combles, dans sa chambre.
Elle l’avait installé dans l’autre pièce secrète.
Et comme il ne pleurait pas, personne n’en avait jamais rien su, il avait survécu. Il y avait juste de
temps en temps de petits cris essoufflés comme les jours de grands vents dans la cheminée.
En un instant,
Alice perdit la foi. Elle ne serait plus religieuse.




Retrouvez cette nouvelle dans mon recueil "A L'ABRI DES REGARDS"
http://www.edilivre.com/a-l-abri-des-regards-20a5b6563a.html#.U6rxasuKCUk



  Caro Diario  
Le cartable rouge




                                                                  L’école

                                            1956

J’ai six ans et papa prépare ma rentrée
« A la grande école ».
La première chose à faire en cette journée : acheter mon cartable.
Pas besoin d’aller bien loin, les Nouvelles Galeries sont à la porte de chez nous.
Papa m’achète un joli cartable en carton durci rouge, avec toute la panoplie indispensable.


L École, Ho !
Quel calvaire, mon chemin de croix.
La maîtresse a beau me dire que


Le m c’est trois ponts, et que le n n’a que deux
ponts,
Je ne le vois pas.
Mes copines, elles, comprennent.
Pour moi, c’est la Honte tous les jours.
Même, quand je sais écrire un mot, je me trompe,
j’inverse les lettres.
De retour à la maison, je dis à papa


Que je ne vois pas bien, que les lettres dansent
devant mes yeux,
Qu’elles jouent à cache-cache avec moi,
Que j’ai besoin de lunettes. Aussitôt dit, aussitôt
fait.
Nous allons chez le docteur, bien sûr, il me dit que
j’ai de très bons yeux.
Pour moi, le problème est toujours là,
Je n’ose plus en parler, et pourtant je voudrais que
quelqu’un m’aide,
Mais puisque le docteur a dit que j’ai rien aux
yeux…
Et la maîtresse ne m’aime pas et je ne l’aime pas
non plus.
De plus, quand elle parle de moi aux autres
maîtresses, elle dit la fille de la Gigi,
Et dans sa bouche je sens bien que c’est méchant.
Elle ne comprend pas mon souci avec les lettres, et
croit que je le fais exprès.
Je triche et copie sur les autres, pour ne pas me
faire mettre au piquet pendant la grammaire.
A la maison, un jour que j’avais un livre,
Maman m’a dit,
Alors que je tardais à l’aider dans la préparation du
repas :
« Pose ce livre fainéante ».
Je ne me le suis pas fait dire deux fois.
Et puis, ça m’arrangeait bien, de ne pas lire,
Car les lettres et les mots ne m’aimaient pas,
Alors moi non plus je ne les aimerai pas.
Je n’aime toujours pas lire, ni écrire.


J’ai toujours mon problème avec le m et n et les
lettres inversées ainsi que l’orthographe.
Mais maintenant je sais vivre avec
Et il y a le correcteur d’orthographe qui existe,
Word.



                                                                  Martine 1960














 
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