24 juin 1904
LE
PHARMACIEN
Tous les matins Alice huit ans se rendait à l'école, le cartable dans le dos et le cou enroulé d’une grosse écharpe de laine, surmonté d'un capuchon qui retombait sur ses épaules d'où s’échappaient ses longs cheveux bruns. Les mains au chaud dans son manchon de fourrure, elle marchait la tête haute, le regard vide et d'un pas décidé. Arrivée face à la devanture de la pharmacie elle stoppait net, fixait l’intérieur de la boutique et restait debout figée devant la porte en toisant du regard le pharmacien, qui baissait la tête en faisant mine de ne pas la voir.
Pendant quelques
minutes, elle restait là, immobile ; sur ses joues s'écoulait
une petite larme vite essuyée d'un revers de sa main ne voulant pas
montrer aux passants sa faiblesse.
Il y a des âges de la
vie heureux, le début de l'enfance, mais pour Alice c'était
l'enfer, elle ne pouvait pas lutter contre cette rage et ce désespoir
qui l’envahissaient. Il fallait qu'elle crie au monde son désarroi
et son incompréhension, mais sa bouche restait close, muette face au
chagrin. Puis elle repartait comme elle était venue, l'allure
fière, la tête raide et sûre de son bon droit.
Matin et soir, elle
passait et repassait devant la pharmacie, et comme à son habitude
demeurait immobile quelques minutes, puis repartait drapée dans sa
dignité devant les clients interloqués. Elle faisait sciemment un
grand détour pour accomplir sa mission du jour, le but de sa
journée, regarder cet homme fixement dans les yeux et le
culpabiliser.
Elle n'avait jamais
douté de son savoir ni de ses compétences en matière de santé, il
était pharmacien, il savait, elle en était sûre, et elle y avait
cru de toutes ses forces. Il lui avait donné de l'espoir alors
qu'elle ne demandait rien, il lui avait prouvé son savoir et sa
science, en donnant un diagnostic rassurant digne d'un médecin,
c'était même écrit dans les journaux.
Un soir de janvier 1904
dans l'appartement, un coup de feu avait claqué dans la chambre de
ses parents. Son père allongé, la tête en sang, encore vivant,
gisait au sol, le pistolet dans la main. Le parquet était jonché de
feuilles de papier joliment décorées, écrites en cyrillique et
recouvertes d'éclaboussures. Il y eut les cris et les pleurs de sa
mère, ceux des enfants, et l’appel au secours aux voisins. Le
logement fut envahi par les curieux, les hommes forts descendirent
son père en dévalant l'escalier aux larges marches de bois, le
portant par les pieds et les bras en toute hâte chez le pharmacien.
Tous les jours Alice
pleine d'espérance regardait son cahier d’écolière, où elle
avait collé l'article découpé dans le journal local, le diagnostic
rassurant du pharmacien.
« Tentative de suicide,
- hier, vers 9 heures du soir. Un homme âgé de 32 ans, s'est tiré
un coup de revolver à la tempe droite. Transporté à la pharmacie
du quartier, le blessé reçut les soins nécessaires, et l'on
constata que la balle avait glissé sur l'os frontal, évitant une
blessure mortelle. Le blessé a été transporté à son domicile,
une quinzaine de jours seront nécessaires pour son rétablissement
complet ».
Elle attendait la
guérison imminente de son papa, elle était certaine d’avoir
encore un avenir heureux et plein de tendresse en famille. Mise en
confiance et rassurée de savoir son père sauvé, elle aidait sa
mère à le soigner, lui prouvant ainsi son amour et son affection.
Jour et nuit elle lui faisait sentir son besoin de le garder vivant,
et priait pour qu'il reprenne goût à la vie. Sur son cahier, un
autre article de journal fut collé après le cinquième jour, et on
pouvait lire:
« Suicide.- Nous avons
relaté la tentative de suicide de l’employé de commerce, qui, le
23 courant s'était tiré un coup de revolver dans la tête. La
blessure, qui ne paraissait n'être que superficielle avait perforé
le crâne. L'infortuné a succombé hier dans le domicile de l'un de
ses parents ».
Ce jour-là, Alice avait
passé de l'enfance à un âge qui n'existe pas, elle ne savait plus
où elle se situait, son enfance était morte avec son père. Son
cerveau était imprégné de l'odeur de la poudre et du sang, et c'en
était trop pour son corps de petite fille blessée.
Elle n'avait pas encore
compris que même s'il avait guéri, le désespéré aurait
recommencé, les difficultés et le dégoût de sa vie étaient plus
importants que tout l'amour qu'elle lui portait. Après la crise de
1904, la déconfiture des emprunts russes aurait eu raison de lui en
1917. Son père était un doux rêveur, un homme tendre, un poète,
un homme effondré et ruiné.
Alice savait déjà
qu'elle serait dure, la tendresse et la faiblesse ne seraient pas
pour elle. Devenir une femme forte prête au combat de la vie, être
une battante et ne jamais baisser les bras, ce serait sa ligne de
conduite, et elle se le jura. Adieu ces belles piles d'images russes
aux couleurs chatoyantes, elle les découperait et en ferait des
confettis avec ses petits ciseaux d'écolière.
Elle allait refouler au
fond de sa mémoire le mot suicide, en inventant une autre
explication à cette disparition, pour continuer à grandir et à se
construire. Le souvenir du drame serait moins douloureux et plus
respectable, s'il était dû à un banal et tragique accident de
chasse.
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