LE LAVOIR
Agenouillée sur la
paille de sa caisse à laver en bois pour se protéger des
éclaboussures, Magdelaine mouillait son linge dans l'eau chantante
de la rivière. Sur sa planche à rainures, elle frottait
énergiquement avec sa brosse en chiendent et sa lessive, un mélange
de cendre et de paillettes de savon de Marseille râpé avec sa
guillotine.
Elle tordait, pliait,
rinçait, et plongeait plusieurs fois les draps de lin dans l'eau
glacée du ruisseau. Puis tenant fermement dans sa main bleuie son
battoir de bois, elle frappait, tapait plusieurs fois le linge pour
l’essorer, avant de le placer dans une bassine en fer blanc posée
dans sa brouette. Le linge de corps: jupons, camisoles, chemises et
caracos, était passé à « l'eau d'empois et au bleu » et étendu
au soleil sous des pins odorants.
La Loire qui serpentait
en dévalant la colline pour aller se jeter au pied de ce paisible
village du Velay, confortait ainsi les hommes du hameau dans leur
absence de responsabilité à construire le lavoir tant promis et
attendu par les femmes. Le chant de l'eau, l'hiver, n'avait plus rien
d'enchanteur quand les mains rougies des lavandières trempaient des
heures dans l'eau glacée.
À la fin de la semaine
la lessive s'entassait dans les celliers, et le chemin de la rivière
semblait de plus en plus loin et l'eau encore plus froide. Sous le
tablier noir de Magdelaine, les rondeurs de son ventre étaient
visibles, et annonçaient son terme prochain.
Elle poussait sa
brouette où s’entassait un tas de linge souillé de la sueur des
hommes, de la boue des champs et du sang des femmes en couche. Les
laveuses poussant leur brouette, dévalaient les derniers mètres
d'un sentier caillouteux, pour rejoindre le rivage. Leurs mains dans
la mousse, les blanchisseuses, causaient et chantaient, pour se
donner du courage. La conversation du jour était bien sûr et
toujours la même, la construction du lavoir.
Au mois de mars rien
n'avait changé dans le hameau, les jeunes filles et les femmes
étaient toujours à la rivière, agenouillées, le dos courbé avec
leur nouveau-né. Toutes savaient que leur ventre vide allait se
remplir à nouveau, et donner naissance à une nouvelle vie pour le
printemps prochain. Il n'y avait plus de cancans et de chansons, un
vent de colère et de conspiration grondait contre le pouvoir établi
des hommes.
Avec les beaux jours,
la glace de la rivière avait fondu, son eau murmurait et chantonnait
à nouveau dans les remous du courant, et les truites se devinaient
sous les algues. Les branches et les aiguilles des pins étaient
recouvertes de filaments de soie argentés, où pendait une multitude
de cocons de blancs. Un labyrinthe de fils de soie collants,
entrecroisés entre les branchages et les aiguilles de pin, formait
des boules cotonneuses, c'était Noël au printemps.
Une étrange maladie
apparut dans le bourg, le corps entier des hommes était recouvert
d'urticaire géante, rouge et purulente, et curieusement ce mal
épargnait les femmes, les enfants et les personnes âgées. La
rumeur courait dans les chaumières, et les habitants incriminaient
l'eau de la rivière, et le mauvais œil.
Les hommes ne
supportaient plus aucun vêtement sur la peau, leur corps était
recouvert de plaques rouges, siège de démangeaisons et de
sensations de brûlure horrible. Ils avaient les yeux rougis,
douloureux et larmoyants, avec des éternuements à répétition, la
gorge en feu allant jusqu'au vomissement, et une grande peur de
l’au-delà.
Les femmes gantées
jusqu’au coude, étendaient le linge avec leur chant retrouvé et
leur bonne humeur, les hôtes des pins travaillaient pour elles. Les
chenilles urticantes, pendues dans le cocon, libéraient, sous
l'action du vent, leurs poils urticants sur le linge de leurs hommes.
Les caleçons, braies, chemises et bonnets de jour et de nuit,
s’imprégnaient de ce poison naturellement abondant et inattendu en
suspension dans l'air.
Le linge de ces dames,
des enfants et des vieillards séchait lui bien loin de là, et à
l'abri de la chenille urticante « La Processionnaire du pin ». Les
épouses et commères alimentaient la rumeur de la rivière
empoisonnée, et attendaient que leurs hommes prennent la décision
tant attendue, la construction du lavoir qui ne saurait tarder, et
elles en étaient sûres.
Et chante l'eau
s'écoulant du tuyau de fonte de la fontaine, sortant de la bouche du
dauphin plongeant dans l'écume et l'eau mousseuse du bassin, et
frottent les mains sur la margelle du lavoir.
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http://www.edilivre.com/contes-de-l-obscur-209f089a77.html#.U3G3mMuKCUl
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