LA
CROIX
1958
Le jeudi, pas d'école
pour cette ribambelle d'enfants, et les
garnements s'en donnaient à cœur joie. Sur l'eau savonneuse
du grand lavoir les fripouilles en culottes
courtes à l'aide d'une baguette de bois, guidaient leurs
petites embarcations, faites de coques de noix et d'allumettes.
Les blanchisseuses d'un
coup de battoir aspergeaient les galopins d’eau
mousseuse pour les faire décamper, en leur criant : « Allez
jouer à la croix, c'est bien tranquille là-bas, et laissez-nous
laver vos vêtements crotteux ».
Toute la bande de
polissons au pas de course traversait le
village, et le bruit de leurs galoches ferrées annonçait leur
arrivée. La croix de pierre posée au milieu d'un champ à la sortie
du village était leur terrain de récréation, loin des regards
désapprobateurs de leurs mères.
Leurs jouets et leurs
jeux étaient faits de tout et de rien, de pierres en guise
d'osselets, et de bouts de bois pour les sabres et les épées. Une
fronde, confectionnée avec la fourche d'une branche de noisetier et
le caoutchouc d'une chambre à air de vélo, faisait leur bonheur, et
le combat pouvait commencer.
Épée en main, les
chevaliers combattants esquivaient les coups de leurs adversaires,
les gagnants escaladaient et s'asseyaient sur les bras de la croix,
en récompense de leur triomphe, et des hurlements de joie
s’élevaient en signe de victoire.
Derrière des volets
mi-clos, l'ombre d'une silhouette cachée par de lourds rideaux
crasseux observait les enfants en marmonnant des paroles
déplaisantes. Il avait l'apparence d'un homme des bois, reclus et
sauvage, une personne terrifiante pour des gosses, dont il fallait se
méfier.
L'irritation du vieux
garçon et sa colère non contenue, le poussaient à ouvrir la
fenêtre et à leur brailler dessus. Le jour il ne sortait jamais de
sa maison, alors les sacripants en profitaient pour le singer, lui
tirer la langue et lui montrer leurs derrières.
Avec leurs
lance-pierres, les plus effrontés envoyaient des billes et des
boules puantes par la lucarne ouverte du grenier. La pétoche au
ventre, les mioches déguerpissaient en
quatrième vitesse, en lançant des pétards, heureux de leurs
plaisanteries. L'individu, fou de rage, les menaçait de tout faire
sauter : sa maison, la croix et les
vauriens avec.
Le corps d'un gendarme
assassiné dans le bois voisin, enfoui sous des feuilles et de la
mousse, découvert par des promeneurs, fut le commencement de la fin
de leur insouciance. Une tragédie dans le canton, et le début d'une
enquête diligentée chez les habitants du hameau. Leur terrain de
jeu était envahi de voitures, de reporters et de gendarmes,
interdisant toute approche.
L'une après l’autre,
les fermes du bourg furent fouillées et retournées de fond en
comble, dévoilant l'intimité de leurs occupants, et à son tour la
maison de la croix fut investie.
Lors de la perquisition,
un arsenal d'armes et d'explosifs datant de la dernière guerre, fut
découvert, donnant des sueurs froides aux démineurs. Des cantines
militaires remplies de rations alimentaires subtilisées lors de
parachutages, pouvaient ravitailler un régiment et permettre de
soutenir un siège.
L'arme du crime, un
pistolet découvert derrière des sacs de charbon dans le bûcher,
permit l'identification du criminel appréhendé aussitôt par les
gendarmes, devant les enfants stupéfaits et épouvantés.
La nouvelle se répandit
comme une traînée de poudre, les mères poules des rejetons,
tremblantes de peur et de culpabilité, attrapèrent leurs
progénitures par leur fond de culotte et les enfermèrent à double
tour.
Suite à ce meurtre,
pendant des années les enfants firent un long détour, le calvaire
leur étant interdit. Tous regrettaient la frayeur et le frisson
ressentis à la croix, parcourant leur corps et leur descendant au
bas du dos, les rendant invincibles et maîtres du monde.
Ils avaient tenu tête à
un criminel, et étaient devenus des héros pour tous les enfants des
villages voisins, et sur la place du hameau ils bombaient le torse en
fanfaronnant et en criant :
« Même pas
peur ».
Les paroles de leurs
mères allaient résonner encore longtemps à leurs oreilles :
« Allez vous promener et jouer à la croix, c'est
bien tranquille là-bas ».
Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.
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