LE MOLOSSE
Toutes les nuits, Isaure arpentait le bas-côté de la route, plantée sur de hauts talons que soutenaient des jambes maigres et flageolantes. Vêtue d'un mini-short porté sur des bas filés aux genoux et surmonté d'un blouson de cuir rouge, elle attendait le client.
Elle frissonnait en
faisant les cent pas en frottant ses bras douloureux l'un contre
l'autre pour se réchauffer. Elle sursautait à chaque parole venue
de la lisière du bois, émanant de la voix dure et menaçante de son
souteneur. Malgré les marques sur son visage, on pouvait deviner
qu'elle était une toute jeune fille apeurée et paumée.
Après
chaque passe, elle reprenait sa place d'un pas mal assuré et
déséquilibré. Le froid, la pluie, la drogue et les coups avaient
fait d'elle, une loque humaine docile et soumise. Ses forces, son
courage et son envie de sortir du bois l'avaient abandonnée.
Ses appels au secours
restaient bloqués au fond de sa gorge, et tout espoir s'était
évanoui en elle. Elle s'était résignée à son sort et souhaitait
la mort pour la délivrer de l'enfer du bois et de ses injections
quotidiennes. Elle guettait un camion, une voiture roulant à vive
allure pour se jeter sous les roues, mais il n'y avait que des
véhicules lents roulant au pas et des chauffeurs choisissant des
filles.
Tous les soirs un énorme
chien au large collier, traînant sa laisse sur le sol venait
renifler les odeurs subtiles de l'arbre où elle s'abritait, et y
lever la patte. Il était énorme et menaçant, et elle était sur
son territoire, appuyée à son urinoir.
À force de se protéger
sous les branches du chêne, l'odeur tenace de l'urine du chien
imprégnait à plein nez ses vêtements. De la poche de son blouson,
elle sortait un sucre, aussitôt englouti et remercié par un coup de
patte et une grande léchouille dégoulinant de bave. Elle le
regardait partir en trottinant, et disparaître dans la nuit. Il
avait faussé compagnie à son maître, sa seule attache était cette
corde dont il n'arrivait pas à se défaire.
Elle vivait un début de
nuit angoissant et le gel raréfiait les clients ; même son
souteneur s'était replié dans le bois, bien au chaud dans le
fourgon, et jouait au poker avec ses acolytes. Ses jambes étaient
bleuies de froid. Bras croisés contre sa poitrine pour se protéger
du vent, elle attendait la relève.
Vers minuit, Isaure vit
arriver le clébard comme à son habitude traînant son entrave,
trottinant la queue en l'air, content de la voir et de lever la
patte. Dans un geste de compassion, elle prit l'attache dans sa main
pour la détortiller. Le chien content de jouer, tourna autour d'elle
plusieurs fois, nouant la longe autour de son poignet. Soudain, il
fit de grands bonds en avant, entraînant la pauvre fille attachée
au bout de la laisse.
Sous le coup de la
surprise, elle ne poussa pas un seul cri, et n’essaya même pas de
dénouer la corde de son bras. Elle rythma sa foulée sur les
embardées du chien, elle sentit la chaleur revenir dans ses membres
et n'avait plus froid. Elle s'attendait à être poursuivie, mais
rien, personne, sauf un chat terrifié qui s'enfuit en les voyant
passer.
En arrivant en ville, le
chien fit une pause pipi et leva la patte contre une poubelle sur
laquelle, un carton de chaussures, chapeaux et vieux vêtements était
déposé. Rapidement du fond du carton, elle ressortit une paire de
bottes, un manteau et un bibi qu'elle s’empressa de se mettre sur
le dos.
Sans aucun regret et
avec dégoût, Isaure y déposa ses hauts talons, son blouson de cuir
rouge, heureuse de ne plus avoir à les porter. Emmitouflée dans ce
manteau trop grand pour elle, bottée et chapeautée, elle parcourait
les rues et les trottoirs, suivant aveuglément le dogue avec
confiance. Il avait un circuit bien à lui, avec des arrêts
programmés, pause pipi, pause caca, et halte devant certaines
poubelles aux odeurs alléchantes de pizza et spaghetti.
Le chien évitait
consciencieusement certaines rues et trottoirs où il se savait
indésirable. Ils marchaient depuis des heures. Soudain au fond d'une
impasse sombre, le chien l'entraîna dans un vieux réduit.
Elle comprit que c’était
la tanière du fauve, son gardien et son nouveau protecteur. Ils
s'endormirent blottis l'un contre l'autre. L'odeur de l'haleine et
des pets du chien mêlée à son parfum bon marché ne la gênait
pas, et pour la première fois depuis des mois, elle pouvait
s'assoupir en toute sécurité.
Personne jamais ne lui
avait tendu la main, il fallut attendre que ce soit un chien qui lui
tende la patte. Une nouvelle vie commençait pour elle, il l'avait
choisie et la protégerait. Demain, devant les passants et les grands
magasins, ils solliciteraient ensemble la petite pièce, pour
améliorer leur quotidien et aller vers leur destin.
Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.
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