LES
FEUILLES MORTES
Du haut de ses quatorze ans Cléa avait tout d'une grande, un mètre soixante-dix, cheveux blonds, et de grands yeux bleus, mais sous cette fausse apparence, elle n'était qu'une enfant.
Fille unique, adorée par sa mère et
bien-aimée de son beau-père, elle avait tout pour être heureuse.
Ils formaient une
famille modèle et unie, que rien ne pouvait séparer. Couverte de
cadeaux, toujours à la mode, des vacances au bout du monde, rendant
vertes de jalousie ses amies. Elle ne riait jamais, seul un petit
sourire timide de temps en temps au coin des lèvres, lui donnait un
l'air sympathique.
Comme chaque matin, elle
partait au collège en longeant la forêt, mais aujourd'hui elle
ignora l'entrée de l'établissement et pénétra dans le massif
forestier, par un petit sentier de chèvres.
Cléa marchait à
grandes enjambées et à chacun de ses pas, un craquement s'échappait
sous ses converses gris perle, nouées par de gros nœuds aux lacets
blancs. Le sous-bois s'était paré des couleurs chatoyantes de
l'automne, les brindilles mortes et les feuilles desséchées en
tapissaient le sol.
De ses poches, elle
sortait de petits bonbons rouges au goût de fraise tagada, qu'elle
suçait lentement. Comme une petite fille gourmande, elle retardait
le moment de les déglutir, pour décupler la durée du plaisir du
sirop coulant dans sa gorge.
Sa langue humidifiait
ses lèvres, leur donnant la teinte rouge baiser. Sa large
capuche bordée de fourrure, dissimulait un visage juvénile aux yeux
rougis, et pleins de larmes. Elle marchait depuis des heures dans
cette vaste étendue, sans pause ni un seul regard pour la beauté du
paysage, aux nuances marron glacé et or.
Les petites confiseries
rondes déteignaient au contact de ses mains chaudes, qu'elle
essuyait rageusement sur son pantalon taché. Elle les avait toutes
avalées, et son estomac au bord de la nausée ne pouvait plus
contenir cet afflux gastrique aigre et sucré.
Sa vue commençait à se
troubler, ses jambes pesaient une tonne et ses muscles tétanisés
rendaient sa marche douloureuse. Seule une volonté inébranlable lui
permettait d’avancer, pourtant, bientôt son corps allait renoncer.
À bout de souffle elle
tomba sur ses genoux, qui s'enfoncèrent dans un épais tapis de
mousse et de feuilles racornies. Sur cette couche douillette aux
essences boisées et aux décors de nature morte, elle s’allongea,
se recouvrant de cet habit végétal, et disparut du tableau.
Cléa abandonnait, son
cerveau était envahi d'un flou vaporeux, flottant autour de son
être, elle capitula, et fut engloutie. Son corps léger flottait
dans le vide, attendant la paix et le repos éternel auquel il avait
droit. Elle était allée jusqu'au bout de ses forces, et avait
atteint son point de non- retour. Ses yeux se refermèrent sur ce
monde abject, et elle sombra dans les profondeurs du néant.
Elle avait sucé les
derniers comprimés rouges de la pharmacie de sa mère, pour échapper
à son malheur, son déshonneur et aux douleurs de son entre-jambes.
Fuir le foyer familial, se soustraire à son bourreau, et ne plus
avoir peur des nuits où la porte s'ouvrait sans bruit.
Seules ses baskets
grises dépassaient de sa litière colorée, à l'odeur d'amande
amère. La chaleur de l'été indien, et la pluie de la nuit avaient
favorisé la pousse du roi des champignons, le Cèpe.
Au loin, les jappements
joyeux d'un chien jouant dans la clairière, se firent entendre. Un
vieil homme muni d'un bâton, arpentait la chênaie, panier au bras
et couteau dans la main.
L'animal flairait et
reniflait, son maître retournait la terre et les feuilles du bout de
sa canne. Consciencieusement le promeneur, avec son Laguiole
sectionnait la queue des cèpes, et en remplissait son panier
d’osier.
La cueillette était
belle et parfumée, et sa panière était pleine aux trois quarts.
L'homme rebroussa chemin, lorsque les aboiements de son fidèle
compagnon l'avertirent d'une découverte. Du bout de son bâton, le
cueilleur dégagea fiévreusement les feuilles mortes et les
branchages, et découvrit le corps inanimé de l'adolescente.
Tout s'enchaîna très
vite, l'appel aux secours, les lumières multicolores du SAMU et le
transport à hôpital toutes sirènes hurlantes.
Le brave homme tout ému
de son sauvetage, heureux de lui avoir sauvé la vie, pensa à la
chance qu'elle avait eu d'être découverte par son chien.
« Debout la vie »,
être encore vivante demain pour subir encore son calvaire, son
réveil allait être brutal quand elle rouvrirait les yeux, sur le
visage bienveillant de son agresseur.
Sans le savoir le
ramasseur de champignon l'avait rejetée dans la gueule du loup, et
elle allait le maudire et le haïr pour le restant de sa vie.
Retrouvez cette nouvelle dans Contes de L'Obscur.
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