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jeudi 19 novembre 2020


 

 LA LANTERNE


 


                        Vêtue d’un négligé de satin rose et de bas de soie, chaussée de bottines de cuir verni, nouées avec soin, Ophélie marchait la tête haute, le buste droit et le sourire aux lèvres. Lacé dans un corset de dentelles noires, son corps avait le maintien et la posture d’une reine, et affriolait toute la gent masculine. 

      De son visage, seuls ses yeux vert émeraude, et sa bouche d’un rouge éclatant étaient visibles sous son loup blanc. Elle se mouvait avec grâce, et se présentait à chacun de ces messieurs, en jouant de son charme et de sa coquetterie. Des gentlemen élégants installés dans leurs fauteuils de velours rouge, cigare au bout des doigts et flûtes de champagne à la main, sélectionnaient d’un geste discret ou d’un regard, leur compagne pour la nuit. 

     Dans une farandole entraînante, hommes et femmes masqués arpentaient l’immense salon sous son lustre de cristal. Certains gentilshommes poussaient la chansonnette en se mettant au piano, et les demoiselles chantaient en tournoyant, découvrant leurs chevilles sous leurs jupons brodés. De beaux militaires dans leurs uniformes impeccables aux galons dorés, sabraient le champagne qui coulait à flot, et ces dames en remplissaient leurs coupes de cristal.

    Les allées et venues dans le corridor, les rires, les portes qui claquent, la joie de vivre donnaient de la célébrité à cette maison du plaisir, La Lanterne. Elle bénéficiait de la complaisance de politiciens, d’officiers et d’aristocrates et avait la réputation d’une demeure bien tenue et prospère, où le savoir-vivre et les bonnes manières étaient de rigueur. Toutes les nuits, la maison close et ses occupantes étaient aux petits soins, et aux plaisirs de leurs illustres hôtes. 

   Dès potron-minet, chapeaux, cannes, masques, verres vides et jarretières traînaient là abandonnés à même le sol. Les fêtards, la tête embrumée d’alcool et de fumée de havane, quittaient les lieux discrètement, sans un au revoir ni même un regard pour leurs conquêtes de la nuit. Ophélie, soulagée de voir poindre le jour, se pressa de rejoindre le vestiaire, elle dénoua le ruban de taffetas de son loup blanc, et le déposa sur la coiffeuse.

    Elle se dévêtit de ses dentelles de satin, pour une robe de bure rapiécée, une coiffe de toile et une paire de galoches usées. Elle essuya le rouge de ses lèvres, et déposa son postiche blond sur le porte-perruque. Elle enjamba les cadavres de bouteilles vides de crémant, et se dirigea vers la porte de service donnant sur la ruelle. À la pointe du jour, les cochers guettaient l’arrivée de leurs maîtres enivrés, et les chevaux trépignaient sur place, impatients de rejoindre leur écurie. 

   Ophélie, brisée de fatigue et ravalant sa honte, se hâtait de rejoindre sa soupente où sa vieille mère l’attendait. Au passage des fiacres, les clients l’injuriaient en la dépassant, la traitant de vilaine, et de laideron. Son visage était marqué de la petite vérole, fait de croûtes rougeâtres, de pustules noires et de cicatrices en creux. Honteuse, elle dissimulait sa figure défigurée par la variole sous une grosse mantille de laine en courbant la tête.

     Sans son masque elle était redevenue Zoé, ses amants de la nuit ne la reconnaissaient pas sous ses habits de misère, et ses cicatrices vérolées les dégouttaient. Elle n’était plus leur reine, mais une pauvre fille au minois amoché de qui l’on se moquait cruellement. Sur un bout de trottoir, assis sur une planche de bois à roulettes, un vieux soldat cul-de-jatte mendiait, et les passants faisaient mine de ne pas l’apercevoir. 

     N’écoutant que son bon cœur, Zoé avait toujours au creux sa main, le petit sou à déposer dans sa timbale en fer blanc. Soulevant son chapeau, le mendiant au sourire édenté la bénissait tous les matins par un : « Merci ma Reine ». Elle seule avait de la grandeur et de noblesse, elle était charitable, avait le sens du sacrifice et se dévouait corps et âme à sa mère impotente. Après leur nuit d’amour, la distinction de ses galants, leurs beaux discours et leurs bonnes éducations disparaissaient au chant du coq.

    Ils regagnaient leur hôtel particulier, retrouvaient leurs épouses bien convenables, des enfants obéissants et instruits grâce un précepteur à demeure. Si parfois sonnait à leur porte une ancienne chambrière au gros ventre, en recherche d’aide pour un bâtard à maître, conçu par les œuvres du maître de maison, les portes restaient closes. 

   Dès les premières lueurs de l’aube, finies les bonnes manières de ces Messieurs, les masques tombaient avec leur savoir-vivre, leur courtoisie et leur générosité.






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