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mardi 27 avril 2021

                                                                


                                                               La chemise blanche




Sa canne à pêche dans une main, Germain

regardait flotter son bouchon de liège dans l’eau

transparente, où gigotait désespérément un

malheureux vairon. Sa journée de repos était pour lui

l’occasion de taquiner le poisson, et la friture était

abondante. Sa passion de la pêche lui venait de son

père lequel lui avait appris le goût de la nature et de

l’eau vive.

Un panier d’osier et une épuisette à ses pieds, il

était fin prêt pour une pêche miraculeuse. Soudain

son flotteur s’enfonça dans les algues vertes de l’Allier

et s’enfuit à vive allure. Le saumon était ferré, et la

lutte commença entre le poisson et le pêcheur. Après

un combat inégal pour la proie, Germain sortit

fièrement sa prise.

Une petite faim se fit sentir, une tranche de pain

de seigle et de saucisson allait calmer sa fringale, et

une gorgée de vin rouge bien frais sorti de la rivière

allait étancher sa soif. Il s’allongea dans l’herbe verte,

et le ventre bien tendu, il s’endormit aussitôt pour une

courte sieste réparatrice.

Du raffut, et des hurlements le sortirent de son

rêve, et le replongèrent aussitôt dans l’horreur de la

guerre. Au sol, recroquevillé sur lui-même, la tête

dans ses mains, Germain, la peur au ventre tendait

l’oreille aux bruits de pas venant du corridor.

Ses yeux fixaient la lourde porte de métal du fond

de la geôle, en espérant qu’elle reste close. Depuis un

mois, chaque matin à la même heure, elle s’ouvrait

bruyamment en grinçant, et son corps était parcouru

de frissons. Sa vessie le lâchait, et son urine chaude

s’écoulait le long de ses jambes.

En un mois il avait vu disparaître chaque jour un

compagnon de cellule, maintenant il était le seul et le

dernier de la rafle. Il attendait son tour, et s’était

résigné à son sort, mais la terreur ne le quittait plus.

Peur d’avoir mal, la trouille de pleurer devant ses

bourreaux, et de demander grâce à ses geôliers.

Ses forces l’avaient quitté, la faim et la soif le

tenaillaient, et son pantalon trop grand ne tenait plus

à sa taille. Il avait vingt ans et en paraissait quarante,

même sa barbe n’arrivait pas à cacher la maigreur de

son visage. Il n’avait plus d’avenir et remettait son sort

et son âme à Dieu.

Sa chemise blanche en soie de parachute l’avait

trahi, et elle tombait en lambeaux. De sa superbe il ne

restait rien, sauf le souvenir des mains de sa mère

couturière la cousant point par point.

Le dimanche matin, il était beau comme un dieu

dans cette chemise à la sortie de la messe, et les filles

se retournaient devant ce beau gaillard aux cheveux

gominés. Elles n’étaient pas les seules à l’avoir

remarqué, et de jeunes collabos jaloux lorgnaient sa

belle liquette.

À chaque parachutage, des petites mains

récupéraient les restes des paquetages pour améliorer

le quotidien. Sa mère avait échangé de la farine contre

la toile en soie, pour confectionner la chemisette de

son fils, et bien mal lui en avait pris.

Germain avait été arrêté l’après-midi-même,

pendant une rafle et conduit à la kommandantur, où

depuis il était tenu au secret.

Son coeur se déchirait en pensant à sa mère, le

jour où elle apprendrait son assassinat dans les

cachots de la Gestapo. Il allait mourir pour une

chemise de soie, faite avec amour par sa mère, et ce

n’était vraiment pas de chance.

Les bruits de pas dans le couloir se rapprochèrent,

et la lourde porte s’ouvrit, Germain ferma les yeux, et

il s’ensuivit un silence de mort. Pendant plusieurs

secondes rien ne se passa, Germain surpris rouvrit les

yeux. Dans l’entrebâillement de la porte, une

silhouette se détacha, et s’avança vers lui sans mot

dire. Une main fine et glacée lui prit la main, et

toujours en silence l’entraîna vers la sortie.

Cette main, il la connaissait, elle l’avait bercé,

nourri, consolé et habillé, c’était celle de sa mère.

L’espoir renaissait en lui, ses jambes retrouvèrent la

force de le porter, sans chercher à comprendre.

Comme un petit garçon, il la suivit sans lâcher sa

main. Dans l’autre main de sa mère, pendait à son

poignet une aumônière noire vide.

Cette femme courageuse avait demandé audience

au commandant de la prison, surpris et intrigué de

son audace, il l’avait reçue. Elle avait déposé devant

lui, sur le cuir de son bureau, sans dire une parole, son

aumônière noire, bien pleine et bien garnie.

Ses mains fébrilement avaient délacé la cordelette

nouée de la bourse, d’où s’échappèrent des dizaines

des pièces d’or, sonnantes et trébuchantes. Des Louis

d’or, de vingt francs et de quarante francs, à l’effigie

de Napoléon III et Louis Philippe, scintillaient sous le

halo de la lampe de bureau.

Les mains avides du commandant soupesèrent les

pièces, et elle sut par ce geste qu’il allait assouvir sa

soif du butin. Et les portes s’ouvrirent.

Tous deux marchèrent dans le couloir menant à

la sortie, et très vite, se retrouvèrent à l’air libre. Elle le

conduisit vers la foule des grands boulevards et ils

entrèrent dans une brasserie, où elle commanda tous

les plats de la carte, payés avec la dernière pièce d’or

gardée au creux de sa main.

  














À la mémoire de
De mon père
LA CHEMISE BLANCHE


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