La chemise blanche
Sa canne à pêche dans une main, Germain
regardait flotter son bouchon de liège dans l’eau
transparente, où gigotait désespérément un
malheureux vairon. Sa journée de repos était pour lui
l’occasion de taquiner le poisson, et la friture était
abondante. Sa passion de la pêche lui venait de son
père lequel lui avait appris le goût de la nature et de
l’eau vive.
Un panier d’osier et une épuisette à ses pieds, il
était fin prêt pour une pêche miraculeuse. Soudain
son flotteur s’enfonça dans les algues vertes de l’Allier
et s’enfuit à vive allure. Le saumon était ferré, et la
lutte commença entre le poisson et le pêcheur. Après
un combat inégal pour la proie, Germain sortit
fièrement sa prise.
Une petite faim se fit sentir, une tranche de pain
de seigle et de saucisson allait calmer sa fringale, et
une gorgée de vin rouge bien frais sorti de la rivière
allait étancher sa soif. Il s’allongea dans l’herbe verte,
et le ventre bien tendu, il s’endormit aussitôt pour une
courte sieste réparatrice.
Du raffut, et des hurlements le sortirent de son
rêve, et le replongèrent aussitôt dans l’horreur de la
guerre. Au sol, recroquevillé sur lui-même, la tête
dans ses mains, Germain, la peur au ventre tendait
l’oreille aux bruits de pas venant du corridor.
Ses yeux fixaient la lourde porte de métal du fond
de la geôle, en espérant qu’elle reste close. Depuis un
mois, chaque matin à la même heure, elle s’ouvrait
bruyamment en grinçant, et son corps était parcouru
de frissons. Sa vessie le lâchait, et son urine chaude
s’écoulait le long de ses jambes.
En un mois il avait vu disparaître chaque jour un
compagnon de cellule, maintenant il était le seul et le
dernier de la rafle. Il attendait son tour, et s’était
résigné à son sort, mais la terreur ne le quittait plus.
Peur d’avoir mal, la trouille de pleurer devant ses
bourreaux, et de demander grâce à ses geôliers.
Ses forces l’avaient quitté, la faim et la soif le
tenaillaient, et son pantalon trop grand ne tenait plus
à sa taille. Il avait vingt ans et en paraissait quarante,
même sa barbe n’arrivait pas à cacher la maigreur de
son visage. Il n’avait plus d’avenir et remettait son sort
et son âme à Dieu.
Sa chemise blanche en soie de parachute l’avait
trahi, et elle tombait en lambeaux. De sa superbe il ne
restait rien, sauf le souvenir des mains de sa mère
couturière la cousant point par point.
Le dimanche matin, il était beau comme un dieu
dans cette chemise à la sortie de la messe, et les filles
se retournaient devant ce beau gaillard aux cheveux
gominés. Elles n’étaient pas les seules à l’avoir
remarqué, et de jeunes collabos jaloux lorgnaient sa
belle liquette.
À chaque parachutage, des petites mains
récupéraient les restes des paquetages pour améliorer
le quotidien. Sa mère avait échangé de la farine contre
la toile en soie, pour confectionner la chemisette de
son fils, et bien mal lui en avait pris.
Germain avait été arrêté l’après-midi-même,
pendant une rafle et conduit à la kommandantur, où
depuis il était tenu au secret.
Son coeur se déchirait en pensant à sa mère, le
jour où elle apprendrait son assassinat dans les
cachots de la Gestapo. Il allait mourir pour une
chemise de soie, faite avec amour par sa mère, et ce
n’était vraiment pas de chance.
Les bruits de pas dans le couloir se rapprochèrent,
et la lourde porte s’ouvrit, Germain ferma les yeux, et
il s’ensuivit un silence de mort. Pendant plusieurs
secondes rien ne se passa, Germain surpris rouvrit les
yeux. Dans l’entrebâillement de la porte, une
silhouette se détacha, et s’avança vers lui sans mot
dire. Une main fine et glacée lui prit la main, et
toujours en silence l’entraîna vers la sortie.
Cette main, il la connaissait, elle l’avait bercé,
nourri, consolé et habillé, c’était celle de sa mère.
L’espoir renaissait en lui, ses jambes retrouvèrent la
force de le porter, sans chercher à comprendre.
Comme un petit garçon, il la suivit sans lâcher sa
main. Dans l’autre main de sa mère, pendait à son
poignet une aumônière noire vide.
Cette femme courageuse avait demandé audience
au commandant de la prison, surpris et intrigué de
son audace, il l’avait reçue. Elle avait déposé devant
lui, sur le cuir de son bureau, sans dire une parole, son
aumônière noire, bien pleine et bien garnie.
Ses mains fébrilement avaient délacé la cordelette
nouée de la bourse, d’où s’échappèrent des dizaines
des pièces d’or, sonnantes et trébuchantes. Des Louis
d’or, de vingt francs et de quarante francs, à l’effigie
de Napoléon III et Louis Philippe, scintillaient sous le
halo de la lampe de bureau.
Les mains avides du commandant soupesèrent les
pièces, et elle sut par ce geste qu’il allait assouvir sa
soif du butin. Et les portes s’ouvrirent.
Tous deux marchèrent dans le couloir menant à
la sortie, et très vite, se retrouvèrent à l’air libre. Elle le
conduisit vers la foule des grands boulevards et ils
entrèrent dans une brasserie, où elle commanda tous
les plats de la carte, payés avec la dernière pièce d’or
gardée au creux de sa main.