À cœur perdu
Allongée sur son lit, sous son drap blanc
immaculé, Marine se réveillait de ce long sommeil de
plomb et sortait peu à peu des brumes de la nuit et de
sa rêverie. Elle voulut s’étirer, mais une douleur atroce
se diffusa rapidement le long de son épine dorsale, et
son corps ressentit les premiers froids de l’hiver. Ses
jambes, ses bras, n’étaient que souffrance et ses
paupières restaient obstinément closes, collées l’une à
l’autre.
Sa tête était lourde et son sang cognait contre ses
tempes douloureuses. Elle entendait les cris joyeux
des enfants lançant des boules de neige sous sa
fenêtre, et les aboiements d’un jeune chien que ses
maîtres s’obstinaient à vouloir faire taire. Sa seule
envie était de dormir, de retrouver ses rêves, son rêve.
Tout son être refusait de sortir de sa somnolence et
luttait de toutes ses forces pour rester dans cette
profonde léthargie hibernante.
Avec soulagement elle sentit à nouveau la torpeur
de l’endormissement envahir sa tête et sombra
profondément dans ce bien-être où plus aucune
douleur n’avait de place. Au volant de sa voiture
rouge décapotable, ses cheveux détachés se mêlaient
dans le vent, sa jupe se retroussait en laissant
apparaître de longues jambes fines, bronzées par les
alizés. Assise sur la plage, elle était bien, ses membres
étaient redevenus légers et mobiles. Son corps
percevait la chaleur des rayons brûlants du soleil sur
sa peau, et le bruit répétitif des vagues mourant sur le
rivage la berçait dans une odeur iodée. De sa main,
elle laissait le sable chaud s’écouler doucement entre
ses doigts écartés, tout en creusant le sol avec ses
orteils.
Elle s’endormit sur la dune un moment, ses longs
cheveux noirs épars se mélangeaient parmi les galets
et les coquillages. Son maillot de bain blanc mettait en
valeur ses formes, sa taille fine, sa poitrine généreuse,
et ses longues jambes. Elle s’étira en frottant ses
grands yeux bleu marine, puis scruta la baie déserte et
la mer agitée. Dans l’écume blanche des vagues, elle
aperçut au loin le torse bronzé d’un homme dépassant
des déferlantes qui hurlait son prénom. Elle se mit
debout en agitant sa main en signe de bienvenue.
Marine courut vers lui et se jeta dans des bras forts et
musclés qui se refermèrent sur elle. Elle sentit la
chaleur de ce corps contre sa poitrine et tout son être
fut en émoi.
Avec force il la souleva et la déposa sur le rivage en lui murmurant à l’oreille des mots d’amour.
Un long baiser scella leurs retrouvailles et elle toucha
du doigt le bonheur parfait.
Soudain l’image de l’homme se fit plus floue et fut
aspirée brusquement dans le tourbillon d’un grand
trou noir. Le bruit des rouleaux déchaînés, la chaleur
du soleil et le cabriolet rouge n’étaient plus qu’un
lointain souvenir. Les cris stridents, les éclats de rire
des enfants jouant dans la neige et l’aboiement du
chien lui écorchèrent à nouveau les oreilles. Ses bras
et ses jambes lui faisaient mal et son corps tout entier
était parcouru de frissons.
Elle entendait parler autour
d’elle, un brouhaha qui l’empêchait de se concentrer.
Elle voulait que ce bruit cesse pour pouvoir repartir et
s’allonger sur sa plage. De toutes ses forces elle se concentra sur son
songe, elle ne voulait pas répondre aux voix et appels
qui la sollicitaient. Rejoindre le littoral et l’homme de
la mer était son seul souhait. Des bribes de
conversations arrivaient jusqu’à ses oreilles,
« autorisation de débrancher », puis elle se laissa
glisser dans le bien-être et la douceur de son néant.
Autour de son lit blanc, le personnel médical
s’affairait en réconfortant ses parents éplorés.
« Le jour où tout a basculé » après une folle nuit
trop arrosée, la voiture rouge avait été percutée « par
un arbre qui traversait la route ». Marine était inerte
sur son lit d’hôpital, reliée à une machine qui respirait
pour elle.
Il ne restait plus rien de sa magnifique chevelure noire sur son crâne défoncé. La couleur de
sa peau blanche translucide et déshydratée laissait
apparaître ses artères bleutées et sa peau était
recouverte d’énormes hématomes noirs. Ses belles
gambettes inertes et cassées ne pourraient plus jamais
courir sur le littoral, et ses bras n’enlaceraient plus
personne.
La morphine injectée dans ses veines illusionnait
son pauvre cerveau comateux. Elle se sentait libre et
légère, cheveux au vent, blottie dans des bras qui
l’enlaçaient avec passion. De ses lèvres rouges et
charnues sortaient des mots d’amour brûlants et
sincères.
Comment ne plus vivre cela, c’était la seule
chose qui lui restait, « son illusion ».
Elle entendait tout, elle avait peur, et ne voulait
pas rejoindre le monde des vivants, dans l’état « de
légume » où elle se trouvait. Le monde des morts, elle
le refusait, elle comprenait qu’elle était entre ces deux
mondes, mais elle avait choisi une autre option, le
monde des mirages. Sa bouche ne pouvait s’ouvrir
pour leur crier de la laisser exister, qu’elle voulait
vivre sa mort cérébrale jusqu’à la fin. Mais ses mains
paralysées étaient clouées, ses yeux clos et sa bouche
scellée.
Son seul ami était le Bip de la machine qui la
tenait en vie, lui permettant de rêver, de retrouver sa
crique Dans sa tête, elle hurlait de ne pas débrancher la
machine, mais ses prières restèrent lettre morte. Il lui fallait faire vite, rejoindre la mer avant que Le Bip de
la machine ne s’interrompe à jamais.
Elle entendit les dernières paroles déformées et
insistantes des médecins s’adressant à ses parents :
« êtes-vous pour le don d’organes, prélèvement du
cœur ? ». Dans un ultime soubresaut son cœur se
remit à espérer une autre vie et d’autres jambes.
Quand le dernier Bip de la machine se fit entendre,
Marine et sa chimère furent aspirées dans le
tourbillon noir.
L’ambulance toutes sirènes hurlantes arriva
devant la porte des urgences, l’ambulancier au pas de
course se dirigea vers le bloc opératoire, et remit aux
chirurgiens la glacière transportant les fragiles
organes. Le cœur de Marine fut aussitôt transplanté
dans une poitrine béante et vide.
Les palettes en place, à la première impulsion
électrique, courageusement son cœur repartit au
quart de tour.
Il pompa avec vaillance les premières
des gouttes de vie, dans ce corps qui ne lui appartenait
pas. Il injecta dans ces sillons son précieux carburant
rouge, irriguant des membres massifs et poilus jusqu’à
la pointe des pieds, « d’un 46 fillette ».
Homme ou femme peu lui importait, il était
programmé pour pomper alors, il pompait.
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