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jeudi 17 mars 2022

                                                        

                                                          À cœur perdu



    Allongée sur son lit, sous son drap blanc immaculé, Marine se réveillait de ce long sommeil de plomb et sortait peu à peu des brumes de la nuit et de sa rêverie. Elle voulut s’étirer, mais une douleur atroce se diffusa rapidement le long de son épine dorsale, et son corps ressentit les premiers froids de l’hiver. Ses jambes, ses bras, n’étaient que souffrance et ses paupières restaient obstinément closes, collées l’une à l’autre. 

     Sa tête était lourde et son sang cognait contre ses tempes douloureuses. Elle entendait les cris joyeux des enfants lançant des boules de neige sous sa fenêtre, et les aboiements d’un jeune chien que ses maîtres s’obstinaient à vouloir faire taire. Sa seule envie était de dormir, de retrouver ses rêves, son rêve. Tout son être refusait de sortir de sa somnolence et luttait de toutes ses forces pour rester dans cette profonde léthargie hibernante. 

    Avec soulagement elle sentit à nouveau la torpeur de l’endormissement envahir sa tête et sombra profondément dans ce bien-être où plus aucune douleur n’avait de place. Au volant de sa voiture rouge décapotable, ses cheveux détachés se mêlaient dans le vent, sa jupe se retroussait en laissant apparaître de longues jambes fines, bronzées par les alizés. Assise sur la plage, elle était bien, ses membres étaient redevenus légers et mobiles. Son corps percevait la chaleur des rayons brûlants du soleil sur sa peau, et le bruit répétitif des vagues mourant sur le rivage la berçait dans une odeur iodée. De sa main, elle laissait le sable chaud s’écouler doucement entre ses doigts écartés, tout en creusant le sol avec ses orteils. 

    Elle s’endormit sur la dune un moment, ses longs cheveux noirs épars se mélangeaient parmi les galets et les coquillages. Son maillot de bain blanc mettait en valeur ses formes, sa taille fine, sa poitrine généreuse, et ses longues jambes. Elle s’étira en frottant ses grands yeux bleu marine, puis scruta la baie déserte et la mer agitée. Dans l’écume blanche des vagues, elle aperçut au loin le torse bronzé d’un homme dépassant des déferlantes qui hurlait son prénom. Elle se mit debout en agitant sa main en signe de bienvenue. Marine courut vers lui et se jeta dans des bras forts et musclés qui se refermèrent sur elle. Elle sentit la chaleur de ce corps contre sa poitrine et tout son être fut en émoi. 

    Avec force il la souleva et la déposa sur le rivage en lui murmurant à l’oreille des mots d’amour. Un long baiser scella leurs retrouvailles et elle toucha du doigt le bonheur parfait. Soudain l’image de l’homme se fit plus floue et fut aspirée brusquement dans le tourbillon d’un grand trou noir. Le bruit des rouleaux déchaînés, la chaleur du soleil et le cabriolet rouge n’étaient plus qu’un lointain souvenir. Les cris stridents, les éclats de rire des enfants jouant dans la neige et l’aboiement du chien lui écorchèrent à nouveau les oreilles. Ses bras et ses jambes lui faisaient mal et son corps tout entier était parcouru de frissons. 

    Elle entendait parler autour d’elle, un brouhaha qui l’empêchait de se concentrer. Elle voulait que ce bruit cesse pour pouvoir repartir et s’allonger sur sa plage. De toutes ses forces elle se concentra sur son songe, elle ne voulait pas répondre aux voix et appels qui la sollicitaient. Rejoindre le littoral et l’homme de la mer était son seul souhait. Des bribes de conversations arrivaient jusqu’à ses oreilles, « autorisation de débrancher », puis elle se laissa glisser dans le bien-être et la douceur de son néant. Autour de son lit blanc, le personnel médical s’affairait en réconfortant ses parents éplorés. « Le jour où tout a basculé » après une folle nuit trop arrosée, la voiture rouge avait été percutée « par un arbre qui traversait la route ». Marine était inerte sur son lit d’hôpital, reliée à une machine qui respirait pour elle. 

    Il ne restait plus rien de sa magnifique chevelure noire sur son crâne défoncé. La couleur de sa peau blanche translucide et déshydratée laissait apparaître ses artères bleutées et sa peau était recouverte d’énormes hématomes noirs. Ses belles gambettes inertes et cassées ne pourraient plus jamais courir sur le littoral, et ses bras n’enlaceraient plus personne. La morphine injectée dans ses veines illusionnait son pauvre cerveau comateux. Elle se sentait libre et légère, cheveux au vent, blottie dans des bras qui l’enlaçaient avec passion. De ses lèvres rouges et charnues sortaient des mots d’amour brûlants et sincères.

     Comment ne plus vivre cela, c’était la seule chose qui lui restait, « son illusion ». Elle entendait tout, elle avait peur, et ne voulait pas rejoindre le monde des vivants, dans l’état « de légume » où elle se trouvait. Le monde des morts, elle le refusait, elle comprenait qu’elle était entre ces deux mondes, mais elle avait choisi une autre option, le monde des mirages. Sa bouche ne pouvait s’ouvrir pour leur crier de la laisser exister, qu’elle voulait vivre sa mort cérébrale jusqu’à la fin. Mais ses mains paralysées étaient clouées, ses yeux clos et sa bouche scellée. 

    Son seul ami était le Bip de la machine qui la tenait en vie, lui permettant de rêver, de retrouver sa crique Dans sa tête, elle hurlait de ne pas débrancher la machine, mais ses prières restèrent lettre morte. Il lui fallait faire vite, rejoindre la mer avant que Le Bip de la machine ne s’interrompe à jamais. Elle entendit les dernières paroles déformées et insistantes des médecins s’adressant à ses parents : « êtes-vous pour le don d’organes, prélèvement du cœur ? ». Dans un ultime soubresaut son cœur se remit à espérer une autre vie et d’autres jambes.

     Quand le dernier Bip de la machine se fit entendre, Marine et sa chimère furent aspirées dans le tourbillon noir. L’ambulance toutes sirènes hurlantes arriva devant la porte des urgences, l’ambulancier au pas de course se dirigea vers le bloc opératoire, et remit aux chirurgiens la glacière transportant les fragiles organes. Le cœur de Marine fut aussitôt transplanté dans une poitrine béante et vide. Les palettes en place, à la première impulsion électrique, courageusement son cœur repartit au quart de tour. 

    Il pompa avec vaillance les premières des gouttes de vie, dans ce corps qui ne lui appartenait pas. Il injecta dans ces sillons son précieux carburant rouge, irriguant des membres massifs et poilus jusqu’à la pointe des pieds, « d’un 46 fillette ». Homme ou femme peu lui importait, il était programmé pour pomper alors, il pompait.






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samedi 5 mars 2022

                                                       

                                                           La source 

                                                Le Piouzou et le kizou

                                                  Caro Diario   1962




          Un été, mes parents avaient planté la toile de tente à la source dans le village de Pépé. Ils avaient acheté une immense toile de tente pour remplacer l’autre devenue trop petite. Une vraie tente de nomade, sept personnes ça prend de la place. Et bien sûr il y avait la valise de la collection pour coucher Filou. Dit « Piouzou ».

     C’était comme une maison : une chambre pour les parents, Une pour les enfants, un petit couloir qui donnait dans une petite cuisine. Dans le pré bien installé devant la source d’eau minérale gazeuse, On était là, heureux, mais pas seul, Car on avait depuis quelque temps « Kizou » Le lapin blanc de Filou acheté un jour de marché sur la Place du marché, Bien sûr sans rien dire à personne, et qui vivait depuis dans le grenier, Et il nous avait suivi en camping. 

     Kizou était attaché comme un chien de garde devant l’entrée de la tente. Et il y avait la pêche à LA TRUITE, quelle horreur ! Papa avait besoin de sa marmaille Pour pêcher à la main dans la Borne, Tout en faisant le guet, car on avait peur du garde-pêche. Il fallait mettre nos petites mains dans l’eau pour boucher les trous sous les pierres, Avec tout ce qu’il y avait dessous. Une fois, un de nous sortit une couleuvre longue de plus de soixante-dix centimètres. 

     On n’aimait pas ça, mais on le faisait quand même pour empêcher la fuite du poisson, Et souvent, on avait la tête sous l’eau. Les truites étaient toujours au rendez-vous. Papa, devant la tente, faisait le feu de camp, Maman s’occupait de la cuisson du poisson dans une padelle en fer. 

     Un jour, il y eut cette truite énorme que papa avait sortie de son trou, Maman avait été obligée de la couper en quatre pour la faire cuire. Papa était le héros du jour, Et grand Dieu qu’elle était bonne cette truite.






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