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dimanche 21 octobre 2012

Les cochons




       Depuis vingt ans Flore faisait l’élevage de cochons, elle était connue dans tout le département, pour la chair savoureuse de ses bêtes. Âgée de quarante ans, Flore gérait l’engraissement de ses porcs de main de maître. Elle n’avait pas à faire de réclame pour sa viande, le bouche à oreille suffisait. Tous les étés, elle embauchait un ouvrier agricole étranger, pour l’aider dans l’élevage des porcs et pour la transformation de la viande. Vingt saisonniers dans la force de l’âge avaient déjà travaillé sur le domaine depuis qu’elle avait repris l’exploitation de sa mère décédée. Tous avaient été de bons employés et de bons amants, mais aucun n’avait jamais voulu rester avec elle à la ferme. Flore ne savait pas pourquoi, elle était courageuse, intelligente et dotée d’un physique plutôt agréable, tous avaient connu son lit, mais aucun n’y était resté.

 Demain un nouvel employé allait s’installer dans la propriété et repartirait comme les autres à l’automne. Sauf s’il en décidait autrement. Flore allait mettre toutes les chances de son côté pour lui donner l’envie de rester. Elle lui avait préparé une belle chambre, lui ferait de bons petits plats et son lit accueillant serait doux et chaud.

Elle ne quittait jamais son exploitation, tous les jours levée à six heures et avec un coucher tardif, le travail ne lui faisait pas peur, mais la solitude et la fraîcheur de son lit en hiver lui étaient insupportables. Ses pourceaux, elle les aimait, les nourrissait du meilleur grain et une fois par an, au début de l’automne, les gorets avaient droit à un festin de roi. À la fin des moissons, elle était fatiguée, trop de travail accumulé et le départ du garçon de ferme la rendaient dépressive. Sous son air de femme forte, elle était sensible, un rien la faisait fondre, un sourire, une parole aimable, un geste doux, et Flore était amoureuse. La solitude était sa pire ennemie, un homme dans son lit et un enfant dans les bras auraient comblé sa vie de femme esseulée.

Flore avait consulté le médecin de la ville pour des bouffées de chaleur, ce qui ne présageait rien de bon. Le temps lui était compté, elle devait être enceinte cet été. Flore n’envisageait pas d’avoir un enfant sans père, mais aucun homme n’avait voulu d’elle plus d’une saison. Une fois installé dans ses quartiers, le commis de ferme se mit au travail, à deux ils allaient trois fois plus vite et bientôt une complicité naissante se mit en place. Des gestes doux, des regards langoureux, des mains caressantes et des siestes réparatrices. Flore, en femme amoureuse, vivait sa passion avec sincérité, elle ne lui imposait pas sa présence, c’est lui qui choisissait les moments où il voulait la rejoindre.

 Juin, juillet, août et enfin la bonne nouvelle, Flore attendait son bébé, elle se précipita pour le dire à l’élu de son coeur. Sur le pas de la porte, une valise déjà bouclée, elle comprit que lui aussi ne resterait pas. Elle fit demi-tour, entra dans la maison, se dirigea vers la pharmacie des porcs. Elle ouvrit un petit flacon de médicament qu’elle but d’un trait. Déjà devant la porte, il était là qui lui faisait ses adieux. Flore le regarda partir et monter dans le car, plus rien n’avait d’importance à ses yeux, personne ne l’aimait et ne l’avait jamais aimée. Elle ferma la porte et monta dans sa chambre, se coucha et attendit que son avortement commence. Il n’était pas question pour elle d’avoir un enfant sans père, elle qui n’avait pas connu le sien et qui en avait souffert toute sa vie, ne voulait pas imposer ça à un enfant.

Toute la nuit Flore se tordit de douleur dans son lit, des larmes coulaient sur ses joues pâles et creuses, et les contractions tiraillaient son pauvre ventre. Le faiseur d’anges était en chemin et accomplirait son office au chant du coq. À l’aurore, enfin la délivrance, Flore expulsa d’un coup le foetus dans un seau posé au pied de son lit. Morte de fatigue, elle s’endormit jusqu’au lendemain. 

Au matin comme si de rien n’était, son seau à la main, Flore se dirigea vers la porcherie et vida son seau dans la mangeoire des pourceaux. Depuis vingt ans, vingt fois déjà elle avait déjà vidé son seau, vingt petits fétus avaient nourri les porcs. Pour Flore, les vrais coupables étaient les hommes, ils lui avaient fait un enfant et n’avaient pas voulu de la mère. Les cochons n’auraient plus leur festin de fin de moisson, maintenant que la ménopause était là. Son ventre était devenu un cimetière, une panse qui ne servait plus qu’à manger. 

L’année passa dans la tranquillité, la solitude et le travail. Le premier juin comme tous les étés, un homme descendit du car devant la ferme, son barda à l’épaule. Il devait avoir quarante ans, un solide gaillard, les cheveux grisonnants avec un regard franc et un sourire discret. Cette fois, elle l’installa dans une petite dépendance à côté de la maison. Flore ne partagerait rien avec lui, ni son repas ni son lit, elle serait juste une patronne comme les autres. 

La saison terminée, il était toujours là, au travail et ne parlait pas de son départ. En passant devant la petite dépendance, poursuivant un pourceau en fuite, elle entendit les rires d’un enfant. Flore regarda par la fenêtre, vit un enfant de trois ou quatre ans jouer sur le lit. Elle pénétra dans la pièce pendant que l’homme préparait le repas. L’homme, surpris d’être pris en faute, la supplia de les garder, sa femme était morte et il ne savait où aller, il était sans papiers. Depuis trois mois, l’enfant vivait caché dans le petit logement, de peur d’être séparé de son père. Comme la corolle d’une fleur, le visage de Flore s’ouvrit, rayonnant de bonheur, son coeur mort depuis si longtemps s’emplit d’amour envers ce bambin blondinet et rieur. Toute sa vie Flore avait voulu une famille, c’était lui qui la suppliait, l’implorait de ne pas les mettre à la porte. Il lui donnait sa famille, sans avoir à enfanter, prosterné, à genoux. Flore dans un état second, d’une voix douce, s’entendit lui dire de rester avec l’enfant, elle touchait du bout du doigt le but de son existence.
Flore n’avait jamais voulu faire du mal, elle voulait seulement un foyer, et aujourd’hui, elle l’avait trouvé. Tout son amour maternel refoulé, elle l’avait donné à ses petits cochons. Devant la détresse du père, la panique de l’enfant, son coeur était plein d’espoir. Le bambin lui sourit en lui tendant sa petite main, et là, son coeur sut qu’elle avait trouvé son enfant.

Retrouvez cette nouvelle dans mon recueil "A L'ABRI DES REGARDS"
http://www.edilivre.com/a-l-abri-des-regards-20a5b6563a.html#.U6rxasuKCUk










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