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samedi 30 septembre 2017




LE MOLOSSE


     

      Toutes les nuits, Isaure arpentait le bas-côté de la route, plantée sur de hauts talons que soutenaient des jambes maigres et flageolantes.    Vêtue d'un mini-short porté sur des bas filés aux genoux et surmonté d'un blouson de cuir rouge, elle attendait le client.
      Elle frissonnait en faisant les cent pas en frottant ses bras douloureux l'un contre l'autre pour se réchauffer. Elle sursautait à chaque parole venue de la lisière du bois, émanant de la voix dure et menaçante de son souteneur. Malgré les marques sur son visage, on pouvait deviner qu'elle était une toute jeune fille apeurée et paumée.    
     Après chaque passe, elle reprenait sa place d'un pas mal assuré et déséquilibré. Le froid, la pluie, la drogue et les coups avaient fait d'elle, une loque humaine docile et soumise. Ses forces, son courage et son envie de sortir du bois l'avaient abandonnée.
      Ses appels au secours restaient bloqués au fond de sa gorge, et tout espoir s'était évanoui en elle. Elle s'était résignée à son sort et souhaitait la mort pour la délivrer de l'enfer du bois et de ses injections quotidiennes. Elle guettait un camion, une voiture roulant à vive allure pour se jeter sous les roues, mais il n'y avait que des véhicules lents roulant au pas et des chauffeurs choisissant des filles.
     Tous les soirs un énorme chien au large collier, traînant sa laisse sur le sol venait renifler les odeurs subtiles de l'arbre où elle s'abritait, et y lever la patte. Il était énorme et menaçant, et elle était sur son territoire, appuyée à son urinoir.
     À force de se protéger sous les branches du chêne, l'odeur tenace de l'urine du chien imprégnait à plein nez ses vêtements. De la poche de son blouson, elle sortait un sucre, aussitôt englouti et remercié par un coup de patte et une grande léchouille dégoulinant de bave. Elle le regardait partir en trottinant, et disparaître dans la nuit. Il avait faussé compagnie à son maître, sa seule attache était cette corde dont il n'arrivait pas à se défaire.
      Elle vivait un début de nuit angoissant et le gel raréfiait les clients ; même son souteneur s'était replié dans le bois, bien au chaud dans le fourgon, et jouait au poker avec ses acolytes. Ses jambes étaient bleuies de froid. Bras croisés contre sa poitrine pour se protéger du vent, elle attendait la relève.
      Vers minuit, Isaure vit arriver le clébard comme à son habitude traînant son entrave, trottinant la queue en l'air, content de la voir et de lever la patte. Dans un geste de compassion, elle prit l'attache dans sa main pour la détortiller. Le chien content de jouer, tourna autour d'elle plusieurs fois, nouant la longe autour de son poignet. Soudain, il fit de grands bonds en avant, entraînant la pauvre fille attachée au bout de la laisse.
    Sous le coup de la surprise, elle ne poussa pas un seul cri, et n’essaya même pas de dénouer la corde de son bras. Elle rythma sa foulée sur les embardées du chien, elle sentit la chaleur revenir dans ses membres et n'avait plus froid. Elle s'attendait à être poursuivie, mais rien, personne, sauf un chat terrifié qui s'enfuit en les voyant passer.
     En arrivant en ville, le chien fit une pause pipi et leva la patte contre une poubelle sur laquelle, un carton de chaussures, chapeaux et vieux vêtements était déposé. Rapidement du fond du carton, elle ressortit une paire de bottes, un manteau et un bibi qu'elle s’empressa de se mettre sur le dos.
    Sans aucun regret et avec dégoût, Isaure y déposa ses hauts talons, son blouson de cuir rouge, heureuse de ne plus avoir à les porter. Emmitouflée dans ce manteau trop grand pour elle, bottée et chapeautée, elle parcourait les rues et les trottoirs, suivant aveuglément le dogue avec confiance. Il avait un circuit bien à lui, avec des arrêts programmés, pause pipi, pause caca, et halte devant certaines poubelles aux odeurs alléchantes de pizza et spaghetti.
     Le chien évitait consciencieusement certaines rues et trottoirs où il se savait indésirable. Ils marchaient depuis des heures. Soudain au fond d'une impasse sombre, le chien l'entraîna dans un vieux réduit.
    Elle comprit que c’était la tanière du fauve, son gardien et son nouveau protecteur. Ils s'endormirent blottis l'un contre l'autre. L'odeur de l'haleine et des pets du chien mêlée à son parfum bon marché ne la gênait pas, et pour la première fois depuis des mois, elle pouvait s'assoupir en toute sécurité.
      Personne jamais ne lui avait tendu la main, il fallut attendre que ce soit un chien qui lui tende la patte. Une nouvelle vie commençait pour elle, il l'avait choisie et la protégerait. Demain, devant les passants et les grands magasins, ils solliciteraient ensemble la petite pièce, pour améliorer leur quotidien et aller vers leur destin.




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